Les Deseilligny
Revenons en maintenant à nos Pierrot-Deseilligny. La sœur aînée d'Adolphe et d'Eugène Schneider : Anne, Madeleine, Catherine, (dite Clémence), 1801-1855, avait, comme je l'ai dit plus haut, épousé en 1827, en la personne de Jules, Amable Pierrot, un ancien normalien érudit et professeur de rhétorique au lycée Louis-le-Grand. Il en deviendra proviseur 3 ans plus tard et fera une belle carrière dans l'enseignement.
Jules, Amable Pierrot-Deseilligny (1792-1845) Ce Pierrot, devenu plus tard Pierrot-Deseilligny sera l'arrière-grand-père de ma mère et de mes tantes Thérèse et Juliette. Il deviendra, pourrait-on dire, le fondateur de la dynastie des Deseilligny. Il a eu une belle carrière comme professeur de lycée et de faculté. Il était né le 15 novembre 1792. En 1812, il est professeur Agrégé, Maître de Conférences à l'Ecole Normale, puis Censeur-Adjoint au Lycée Charlemagne. Survient alors la Restauration. En 1815 et 1816 il est sans activités. En effet, ses notes ne sont pas excellentes sur le plan politique pour le nouveau pouvoir. Il paraît que "ses opinions n'avaient pas toujours été bonnes"...! Sans doute était-il classé comme un peu trop républicain ou bonapartiste ! En 1817, il est réintégré comme professeur de 5ème à Louis-le-Grand. Petit à petit, sa carrière redémarre. En 1819, il est professeur "d'éloquence française" à la Faculté des Lettres. En 1830, il devient proviseur de Louis-le-Grand et le restera jusqu'à sa mort, survenue le 5 février 1845. Il était également Docteur ès-Lettres et officier de la Légion d'honneur. On a dit de lui qu'il était un des hommes les plus éminents de l'Académie des Lettres, d'une profonde érudition et d'un caractère des plus sympathiques. Il est mort regretté de ses élèves, qui firent ouvrir une souscription publique pour lui ériger un monument funéraire au cimetière du Père Lachaise, à Paris, où l'on peut encore le voir. J'ai qualifié Jules, Amable Pierrot de fondateur de la dynastie car c'est à lui que la famille a dû d'enrichir son patronyme en y ajoutant, dès 1842, un nom de noble consonance, qui devait avoir pour effet, à l'usage, d'éclipser le modeste diminutif d'un simple prénom qui l'avait désignée jusqu'alors. Ceci a été possible grâce à de hautes recommandations dans l'administration royale. Voilà donc notre bon Amable réconcilié avec le trône ! L'argumentation justifiant cette adjonction reposait sur le fait que son épouse, dite Clémence, avait été la légataire universelle d'un certain Jean-François Lallemant Deseilligny, payeur de rentes de l'Hôtel de Ville de Paris. (Sur certains actes le nom est aussi orthographié en deux mots : de Seilligny.) Quant à ce Lallemant il avait lui-même été autorisé en Ventose de l'an V à ajouter Deseilligny à son nom, pour se distinguer, parait-il, de son frère, lui aussi payeur de rentes à l'Hôtel de Ville de Paris. (C'est d'ailleurs étonnant qu'il y ait eu tant de rentes à payer par cet organisme et qu'un seul homme n'y ait pas suffi, mais j'ignore combien il y a en a en ce moment). Au sujet de ce Lallemant, notre chroniqueur creusotin, Beaucarnot, nous apprend comment il aurait fait la connaissance de notre Clémence : celle-ci aurait habité longtemps dans la même maison que lui à Paris et l'aurait charmé, à travers les murs, par le bruit harmonieux des accents de sa harpe, dont elle jouait avec beaucoup de talent. L'admiration qu'il en avait conçu pour elle, devenue sympathie, puis affection, l'aurait conduit, à la fin de sa vie, à faire d'elle son héritière. Le 10 mai 1842, Jules, Amable Pierrot devint donc Jules, Amable Pierrot Deseilligny par Décret du Conseil d'État. D'après un document que j'ai sous les yeux, il est question d'un beau-frère qui se serait occupé de l'affaire. Il s'agissait, selon toute vraisemblance, d'un certain Monsieur Persil, qui avait joué un rôle important sous le règne de Louis-Philippe. L'évocation de ce beau-frère m'a, d'abord, un peu embarrassé, car je n'avais aucun renseignement au sujet de cette parenté. Heureusement, grâce à une documentation que m'a communiquée mon cousin Jérôme Oudart, je sais maintenant que ce beau-frère était l'époux de la sœur de Jules-Amable. En effet, Marie-Catherine-Nicole Pierrot, avait épousé en 1807, à Saint Sulpice, Jean-Charles Persil (1785-1870). Élu député en 1830, il avait été désigné avec le baron Dupin pour aller offrir la couronne de roi des Français au duc d'Orléans. Cet honneur avait valu à ce monsieur Persil de devenir par la suite pair de France et ministre de la Justice et des Cultes en 1834, avant de passer au Conseil d'Etat. Jules, Amable Deseilligny a eu deux fils : Alfred, né en 1828 et Gustave, né en 1832. Son frère et lui ont tous les deux occupé des fonctions importantes au Creusot, auprès de leurs oncles Schneider, Alfred surtout.
Alfred Deseilligny (1828-1875) Alfred Deseilligny avait fait de très brillantes études à Louis-le-Grand (bien sûr), plusieurs fois lauréat au Concours général. Après avoir fait son droit à la Faculté de Paris, tout en suivant des cours scientifiques, il s'est voué à la carrière industrielle. Il entra à l'usine du Creusot en 1849. En peu de temps, par son mérite exceptionnel, dont il donna maintes preuves, il devint Directeur de l'usine et y joua un rôle d'autant plus important qu'Eugène Schneider était de plus en plus occupé par ses fonctions politiques, qui le retenaient à Paris. Plus tard, il fut élu Maire du Creusot et membre du Conseil Général de Saône et Loire. En 1858, il avait épousé Félicie Schneider, sa cousine, fille d'Eugène. Il quitta l'usine du Creusot en 1866, pour des raisons sur lesquelles je reviendrai plus tard, laissant derrière lui la trace de son passage, marqué par des travaux importants qui avaient contribué au magnifique développement de l'entreprise et par des efforts ininterrompus en vue de l'amélioration de la condition ouvrière. La même année il avait reçu la croix de la Légion d'Honneur, en récompense de ses services industriels et avait adressé un Mémoire à l'Académie des Sciences morales et politiques, qui avait mis au concours la question de l'influence de l'éducation sur "la moralité et le bien-être des classes laborieuses". (Un sujet qui reste d'actualité aujourd'hui). Son ouvrage fut récompensé par l'Académie. Après son départ du Creusot, il avait entrepris de remettre sur pieds les mines de Decazeville, dans l'Aveyron, qui, de désastre en désastre en étaient arrivées à la faillite. Il s'était présenté à l'adjudication ouverte par le syndic de la faillite, après avoir réuni le capital nécessaire pour la reprise de l'activité et avait emporté l'adjudication au nom de la société nouvelle qu'il avait constituée et dont il avait obtenu les pouvoirs de gestion les plus étendus. En 1869, il est élu député de l'Aveyron au Corps Législatif (du second empire). En février 1871, il est réélu à l'Assemblée Nationale (de la 3ème république) où il prend place au centre-gauche, il entre également au Conseil Général de l'Aveyron. En 1872, il fait partie de la commission du Budget et combat la politique de Thiers. Il entre dans le cabinet de Broglie, qui lui succède, dans lequel le portefeuille des Travaux Publics lui est confié. Puis en 1873, dans une autre combinaison ministérielle, il obtient celui de l'Agriculture et du Commerce. Il meurt de la fièvre typhoïde, à 47 ans, en 1875, pendant la législature. (J'ai emprunté ces informations au sujet d'Alfred Deseilligny à un texte manuscrit, trouvé dans les papiers de mon grand-père et établi pour être inséré dans un ouvrage intitulé : "Le Panthéon de la Légion d'honneur", édition 1898.) Cette mort prématurée interrompit une brillante carrière. Il laissait une veuve et trois enfants : Eugène (1859), prêtre, puis missionnaire en Afrique. Tombé malade, il mourut de la dysenterie au cours de son rapatriement en bateau (en 1890) et son corps fut immergé au large de Tanger. Clémence (1861), restée célibataire, a fondé à Boulouris un orphelinat pour 150 enfants. Jules (1867) avait épousé Aline Talma, la petite-fille du grand comédien. Il ne semble pas avoir fait carrière à l'usine du Creusot, mais plutôt avoir vécu de l'exploitation du domaine de 600 hectares à Mont d'Arnaud, où son père avait fait construire un château en 1863, près de Broye (dans la Saône et Loire), à une quinzaine de kilomètres au sud d'Autun et moins de vingt au nord-ouest du Creusot. Ma mère, ses sœurs et ses cousines parlaient beaucoup de ce château où l'on avait coutume, à une certaine époque, de se retrouver en famille pour les vacances d'été, chez l'oncle Jules (cousin de mon grand-père). J'ai pu aller constater que ce château existe toujours. C'est une bâtisse d'un style indéterminé, avec de grands balcons de bois et flanqué d'une étonnante église néogothique. Á peu de distance, se trouve un pavillon séparé, rappelant le château. Le tout forme, à mon avis, un ensemble surprenant dont les parties en bois, difficiles à entretenir accentuent l'impression de délabrement. Le château est encore habité par des descendants de la belle famille de la fille unique de Jules Deseilligny : Simone (1892), les Guise. A propos de Mont d'Arnaud, ma cousine Jacqueline Oudart (née Saal), fille d'Elise Deseilligny, a eu la gentillesse de me faire parvenir ses souvenirs d'enfance, où les séjours dans cette belle résidence occupent une part presque magique. Je me permets de citer, ci-dessous, des extraits de son récit dont la qualité descriptive et la grande sensibilité font le charme : "Dans
le lointain se dessinent les monts du Morvan, dont l'un est particulièrement
présent dans mes souvenirs, c'est la "Certenue", lieu
sacré druidique qui a sa vierge et ses légendes... tout
cela beau, calme, paisible. Gustave Deseilligny (1832-1889)
Mon arrière-grand-père, Gustave Deseilligny, frère d'Alfred, avait fait, lui aussi, de brillantes études. Il avait été reçu à l'Ecole Centrale, mais, mal conseillé par son oncle Eugène Schneider, il n'avait pas suivi jusqu'au bout les cours de cette école. En effet, ce dernier qui avait un poste à pourvoir au Creusot, avait exigé qu'il le prenne sans attendre d'avoir son diplôme. Gustave avait satisfait à cette condition car il était bien loin d'imaginer qu'il pourrait se trouver, un jour, dans la situation de devoir quitter le Creusot, où il comptait bien faire toute sa carrière. Lui aussi, comme son frère et son beau-frère Adrien Mazerat, dont il sera question plus loin, a dû quitter les Schneider en 1866, au moment du scandale qui est résulté des relations adultérines, ostensiblement affichées, qu'Eugène Schneider entretenaient avec une dame nommée : Marguerite Asselin.
Le Scandale Cette dame, d'une grande beauté, passait pour une aventurière. Elle était arrivée, vers 1858, en provenance de l'île Maurice (l'ancienne île Bourbon) avec ses trois enfants : Zélie, Lucien et Eudoxie et était devenue l'amie intime de Constance Schneider. On ne savait rien sur ses origines familiales, ni au sujet de son mari, prétendument décédé, ni, non plus sur un certain oncle venu avec elle de leur île, où, pourtant l'Etat-Civil local n'indique aucun lien de parenté avec notre belle créole. Les Asselin sont reçus et hébergés au Creusot, au château de la Verrerie et à l'hôtel de la rue Boudreau à Paris. Les liens amicaux évidents entre les parents conduisent bientôt les enfants à de tendres projets et l'on célèbre en grandes pompes le mariage d'Henri Schneider et de Zélie Asselin, en 1863. Le Tout-Paris est au courant de la liaison d'Eugène et de Marguerite Asselin. Toutefois on n'ose pas s'attaquer à un homme aussi puissant et l'on se contente de bavarder prudemment derrière son dos. En janvier 1865, (Eugène a 60 ans), un journal de Bruxelles, "L'Indépendance Belge", commence la publication d'un feuilleton dont l'intrigue et les noms des personnages révèlent de façon transparente la vie du ménage à trois de la rue Boudreau. L'industriel important s'appelle "Tayeur", sa maîtresse Magarthy. Jean-Louis Beaucarnot écrit : "Naturellement tout Paris se délecte à la lecture de ces premières lignes, à l'idée des révélations scandaleuses qui vont suivre sur la vie passée et intime de cette femme riche et puissante, qui foule impunément la morale et nargue l'opinion. Le Tout-Paris devra cependant attendre quelque temps, avant de pouvoir satisfaire sa curiosité. A la suite d'une intervention de dernière minute, "Les mariages de la créole" (tel est le nom de l'ouvrage) ne peuvent paraître en France, ni en Belgique." "Deux mois plus tard, en mars 1865, c'est au tour d'un autre journal, "l'Etoile Belge", de publier un deuxième prologue pour ce même récit. Il s'agit d'une postface écrite par l'auteur à Turin, qui tient cette fois-ci un langage plus abstrait et plus élevé. En substance : aucun mystère n'a été dévoilé, personne n'aurait pu reconnaître les personnages, la lutte sera poursuivie et le livre paraîtra."...et le livre parait ! Beaucarnot poursuit : "On imagine l'effet qu'un tel récit peut produire sur le Paris de 1865. Outre la situation décrite et les noms et prénoms donnés aux personnages (Octavie pour Eudoxie, Mézélie pour Zélie,...), le Curriculum vitae de Tayeur est en tous points conforme à celui de Schneider." Par contre, le personnage de Magarthy et les péripéties de son existence diffèrent notablement de ceux de Marguerite Asselin. L'auteur du scandaleux pamphlet a manifestement eu la volonté de la salir et l'on se demande quels motifs ont bien pu le pousser à agir de la sorte. Tayeur, au contraire, a été toujours épargné. L’auteur de cet écrit diffamatoire est une certaine Marie Rattazzi, née Bonaparte-Wise, elle est la petite-fille de Lucien Bonaparte, donc la cousine de l’empereur. Sa réputation n’est pas bonne. On l’appelle "la princesse Brouhaha" en raison de son amour du bruit et de ses soudains caprices. Elle est excessive dans ses amitiés comme dans ses antipathies. Elle mène une vie mouvementée, remplie d’aventures tapageuses et d’influences sournoisement exercées. "Ma jolie cousine, disait Napoléon III, toujours d’après Beaucarnot, est une perfection de vertus, elle les a toutes : les bonnes et les mauvaises. Elle joue de l’éventail à ravir, mais par malheur elle joue aussi de la plume à tort et à travers". On ne saura jamais ce qui avait motivé cette agressive animosité à l’encontre de Marguerite Asselin. Cette liaison d’Eugène Schneider et le scandale qui en était résulté étaient donc la cause de la vive réprobation qui écarta les frères Deseilligny de l'usine de leur oncle, réprobation certainement impérieuse pour une question de principe sur le plan de la morale et de l'éthique. Le fossé ainsi creusé entre leurs convictions et la conduite d'Eugène Schneider les avaient contraints à renoncer aux grands avantages dont leurs fonctions au Creusot les faisaient bénéficier et à donner leur démission. Adrien Mazerat fut sommé par lettre d'avoir à donner aussi sa démission. Il écrira plus tard dans ses mémoires, d'une façon sans doute volontairement sibylline : "Aucune faute n'avait provoqué cette disgrâce qui ne pouvait être attribuée qu'à des questions de personne".
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